V
TRAHISON DIABOLIQUE

Bolitho se prélassait, appuyé à la rambarde de la dunette ; l’ombre puissante du grand mât le protégeait en partie de la réverbération brûlante ; il regardait l’équipage s’activer à ses tâches de routine. Huit coups de cloche s’égrenèrent sur le gaillard ; il entendait Herrick et Mudge comparer leurs observations à la méridienne ; Soames, l’officier de quart, rôdait sans repos près de l’écoutille, attendant la relève.

Pour juger de l’épreuve qu’ils étaient en train de subir, il suffisait d’observer avec quelle lenteur léthargique les hommes se déplaçaient sur les passavants et le pont principal. Cela faisait trente-quatre jours qu’ils avaient assisté à la destruction du Nervion sur le récif, et près de deux mois qu’ils avaient levé l’ancre dans le Spithead. Ils avaient travaillé dur pendant tout le trajet et, depuis le naufrage du navire espagnol, l’atmosphère à bord était devenue étouffante, tendue et presque explosive. La situation, pensa Bolitho, avait empiré ces tout derniers jours. Pendant un temps, l’équipage avait trouvé une distraction dans le fait de franchir l’équateur, à cause des mythes et des mystères qui s’y attachaient. Il avait distribué une ration supplémentaire de rhum et noté l’effet, heureux mais temporaire, du changement. Les nouveaux avaient considéré le passage de la ligne comme une sorte d’examen auquel, tant bien que mal, ils avaient été reçus. Les marins confirmés avaient augmenté leur prestige en évoquant toutes sortes de vérités ou de mensonges à propos de leurs précédents passages, à bord d’autres navires. Un violoniste s’était manifesté et, après de timides débuts, son crincrin avait un peu égayé la vie quotidienne.

Puis, le dernier des blessés graves espagnols avait commencé son agonie. Cela représentait pour tous une tension supplémentaire. Whitmarsh avait fait tout son possible. Il avait procédé à quelques amputations et, tandis que les cris déchirants résonnaient dans l’infirmerie, Bolitho avait senti que l’unité de l’équipage, qu’il avait eu la satisfaction de construire progressivement, menaçait de se rompre à nouveau. L’Espagnol moribond était resté des jours et des jours entre la vie et la mort : pendant près d’un mois, on avait vu son état passer par des hauts et des bas ; le malade sanglotait, puis gémissait, ou s’endormait paisiblement. Et Whitmarsh, alors, devait rester à son chevet heure après heure. On eût dit que le chirurgien voulait tout essayer, il traquait le nouveau point faible. Les derniers à mourir avaient été les victimes des requins : à cause de leurs blessures, ceux-là ne pouvaient être sauvés, et les amputations ne remédiaient pas à leurs souffrances. La gangrène s’était déclarée dans leur chair et tout le navire avait été envahi par une puanteur si révoltante que même les âmes les plus charitables souhaitaient voir mourir ces malheureux.

Bolitho vit les hommes du quart de l’après-midi rassemblés sous la dunette : le lieutenant Davy se dirigea vers l’arrière à grandes enjambées et attendit que Soames eût signé son rapport dans le journal de bord. Davy lui-même avait l’air éreinté et débraillé ; son beau visage, bronzé par les heures de quart, aurait pu être celui d’un Espagnol.

Tous fuyaient le regard de Bolitho ; on eût dit qu’il leur faisait peur, ou qu’ils avaient besoin de toutes leurs forces pour seulement survivre un jour de plus.

— Le quart est à l’arrière, signala Davy.

— Avec quelque retard, monsieur Davy, répondit Soames en le fixant.

Davy lui rendit son regard avec dédain et se tourna vers son quartier-maître :

— Relevez le timonier !

Soames marcha lourdement jusqu’au panneau et descendit.

Bolitho serra ses mains dans son dos et s’écarta du mât de quelques pas. Sa seule satisfaction, c’était le vent : la veille, quand ils avaient viré de bord en direction de l’est et que la vigie en tête de mât avait signalé la terre loin par le travers, ils avaient accroché les vents d’ouest. Regardant dans les hauts en s’abritant les yeux de la main, il pouvait voir la poussée impatiente sur chaque voile, la flexion de la basse vergue qui tremblait comme un arc géant. Cette silhouette à peine aperçue était le cap des Aiguilles, l’extrémité méridionale du continent africain. À présent, devant l’entrelacs des étais et du gréement, s’étendait l’immensité bleue et vide de l’océan Indien ; comme nombre de ses nouvelles recrues avaient jubilé lors de leur traversée de l’équateur, il appréciait à son tour ce qu’ils avaient réalisé ensemble pour arriver si loin. À tous égards, le cap de Bonne-Espérance marquait la moitié de leur voyage et, jusqu’à ce jour, Bolitho avait tenu parole. Nautique après nautique, jour après jour, que son navire fût encalminé dans une bonace torride, voiles pendantes et sans vie, ou qu’il bondît sous la bourrasque, il avait eu recours à tous les tours qu’il connaissait pour sauvegarder le moral de l’équipage. Quand cela avait échoué, il avait accéléré les entraînements quotidiens : exercices d’artillerie et de manœuvre, concours entre les mess pour les hommes qui n’étaient pas de quart.

Il vit le commissaire et son adjoint près d’une caisse de porc que l’on venait de hisser de la cale avant. L’aspirant Keen se tenait auprès d’eux, essayant de ne rien montrer de son ignorance tandis que Triphook faisait ouvrir la nouvelle caisse et procéder à son inspection, vérifiant chaque pièce de quatre livres de viande salée avant d’autoriser son transport à la cambuse. Keen était aspirant de quart ; il représentait donc le commandant en de telles occasions : il croyait sans doute qu’il s’agissait là d’une perte de temps. L’expérience de Bolitho lui disait qu’il n’en était rien : tout le monde savait que des maisons d’avitaillement malhonnêtes fournissaient des quantités insuffisantes, ou complétaient le contenu d’une caisse avec des morceaux de viande pourrie, quand ce n’était pas avec de vieilles voiles ; au moment où le commissaire du navire découvrirait l’affaire, il serait loin et nullement en mesure de porter plainte. Les commissaires eux-mêmes n’hésitaient pas à se remplir les poches en nouant des ententes frauduleuses avec leurs homologues à terre.

Bolitho vit le commissaire hocher lugubrement sa maigre tête et inscrire quelque chose sur son registre : apparemment, il était satisfait. Puis, il suivit la petite procession vers l’avant jusqu’à la cambuse, ses chaussures grinçaient en collant sur le brai chaud qui étanchait les coutures de pont.

La chaleur et l’effort soutenu des longues journées de travail étaient déjà suffisamment éprouvants. Mais Bolitho savait qu’il risquait de voir éclater la révolte au moindre soupçon de corruption, à la simple suggestion que l’équipage se faisait exploiter par ses officiers. Il s’était demandé à maintes reprises s’il ne laissait pas sa dernière expérience le dévorer mentalement. Le simple mot « mutinerie » frappait plus d’un commandant de terreur, surtout à bord d’un navire isolé, loin de toute autorité supérieure.

Il fit quelques pas le long du pavois, et sursauta au moment où son poignet effleura la lisse. Le bois était complètement desséché et la peinture craquelée, en dépit de soins attentifs et constants.

Il s’arrêta un instant et mit sa main au-dessus de ses yeux pour observer un grand poisson qui sautait hors de l’eau loin par le travers. L’eau ! C’était généralement son souci capital. Avec les nouvelles recrues, et la nécessité de puiser de façon plus libérale dans les ressources pour les soins aux malades et aux blessés, le rationnement pouvait ne pas suffire.

Il vit deux nègres indolents, allongés paresseusement près du passavant bâbord. C’était certes un équipage composite. Au moment de l’appareillage, dans la rade de Spithead, il était déjà fort hétérogène ; à présent, avec les quelques survivants de la frégate espagnole, il était encore plus bigarré. En plus de l’unique officier espagnol, un lieutenant aux yeux tristes répondant au nom de Rojart, il y avait dix matelots, cinq soldats et deux mousses, pour ainsi dire des enfants. Les ex-soldats, d’abord soulagés d’avoir survécu, affichaient maintenant le ressentiment que leur causait leur nouveau statut de marins : à l’heure d’embarquer sur le Nervion, ils faisaient partie de la garde personnelle de Puigserver ; à présent, ils n’étaient ni chair, ni poisson : ils essayaient de se comporter comme des marins, mais on pouvait les voir observer avec envie et mépris les fusiliers marins ruisselants de sueur.

Herrick l’interrompit dans ses pensées pour signaler :

— Le quartier-maître et moi-même sommes d’accord, dit-il en brandissant son ardoise. Si vous voulez bien avoir l’obligeance de regarder ceci, commandant.

Une prudence inhabituelle, chez lui.

Mudge arriva au trot à l’ombre des bastingages et ajouta :

— Si vous songez à changer de cap, commandant, dit-il en tirant son mouchoir, le moment n’est pas mal choisi.

Il se moucha bruyamment.

— J’aimerais faire une suggestion, commandant, dit Herrick rapidement.

Mudge s’écarta : patient, il resta près du timonier.

Il était difficile de dire si la suggestion de Herrick venait de surgir dans son esprit, ou s’il s’en était déjà ouvert à des tiers.

— Certains n’ont pas été peu surpris de voir qu’on taillait au large de Cape Town, commandant.

Sous la violente lumière du soleil, ses yeux étaient plus bleus que jamais.

— Nous aurions pu débarquer les derniers malades et faire de l’eau. Je doute que le gouverneur hollandais de la place eût accordé beaucoup d’attention à nos mouvements.

— Vous doutez ; monsieur Herrick ?

Il vit un toupet de fumée s’élever de la cambuse. Les hommes qui n’étaient pas de quart n’allaient pas tarder à recevoir leur repas dans la chaleur étouffante du carré : les restes du bœuf salé d’hier, le skillygolee comme ils l’appelaient, un mélange de gruau d’avoine, de biscuit de mer écrasé avec quelques morceaux de viande bouillie. Et le tout arrosé d’une pleine ration de bière, probablement éventée et sans vie ; mais tout valait mieux que la maigre ration d’eau.

Brusquement irrité, Bolitho se tourna vers Herrick d’un sursaut :

— Et peut-on savoir ce qui vous amène à cette admirable conclusion ?

Il vit une ombre passer sur le visage de Herrick, mais ajouta :

— Elle sonne de façon inhabituelle, on dirait.

— C’est simplement, expliqua Herrick, que je ne voudrais pas que vous dépassiez vos propres limites, commandant. J’ai ressenti comme vous la perte du Nervion, mais c’est du passé et il faut tourner la page. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour ces gens…

— Je vous remercie de votre sollicitude, coupa Bolitho, mais je connais mes limites et celles de nos gens ; je ne saurais les dépasser. Je crois que l’on a besoin de nous, peut-être en ce moment même.

— C’est possible, commandant.

Bolitho fixa sur lui un œil inquisiteur :

— Comme vous dites, c’est possible, et cela relève de ma responsabilité. En cas d’erreur de ma part, vous pourriez recevoir une promotion plus rapide que prévue.

Il se détourna :

— Quand les hommes auront mangé, nous changerons de route : est-nord-est.

Il jeta un coup d’œil au guidon en tête de mât :

— Regardez comme ça souffle ! Nous larguerons les perroquets et ferons du vent arrière tant que cela durera.

Herrick se mordit les lèvres :

— Je crois quand même que nous devrions relâcher quelque part, commandant, ne serait-ce que pour faire aiguade.

— Ce n’est pas mon avis, monsieur Herrick, dit-il en se tournant froidement vers lui. Nous ferons aiguade dès que nous pourrons atterrir sans attirer l’attention de quiconque. J’ai mes ordres. J’ai l’intention de les exécuter de mon mieux, vous comprenez ?

Ils restèrent à se regarder avec colère, mal à l’aise, et navrés de cet éclat imprévu :

— Très bien, commandant.

Herrick se recula, clignant des yeux sous le soleil.

— Vous pouvez compter sur moi.

— C’est ce que je commençais à me demander, monsieur Herrick.

Bolitho fit un demi-pas en arrière, tendant la main tandis que Herrick tournait les talons. Il avait les traits tendus, l’air consterné.

Leur conversation n’avait pas évolué comme il l’avait prévu. Jamais, au grand jamais, il n’avait douté une seconde de la loyauté de Herrick ! La honte en lui le disputait à la colère. Peut-être était-il plus éprouvé qu’il n’osait le croire par cette vacuité monotone : toujours s’imposer par la contrainte à des hommes dont le seul souci était d’échapper au travail et à la chaleur du soleil ! Toujours se torturer avec de nouveaux plans et de nouveaux doutes.

Il tourna les talons et surprit Davy qui l’observait curieusement :

— Monsieur Davy, vous venez de prendre votre quart et je ne voudrais pas vous déranger dans vos pensées. Mais jetez donc un coup d’œil à la misaine, je vous prie, et envoyez quelques matelots me la régler convenablement.

Il vit le lieutenant revenir de sa colère et ajouta :

— Elle a l’air aussi molle et avachie que les hommes de votre quart !

Tandis qu’il se dirigeait à grands pas vers la descente de sa cabine, il aperçut le lieutenant qui se hâtait lui-même vers la rambarde. Certes, la misaine ne portait pas convenablement, mais était-ce une excuse pour laisser sa colère retomber sur Davy ?

Il passa rapidement devant la sentinelle et claqua derrière lui la porte de sa cabine. Mais il ne trouva pas là le havre de paix dont il aurait tant eu besoin : Noddall dressait le couvert, de toute évidence exaspéré par la servante de Mme Raymond qui le suivait pas à pas comme un enfant qui s’amuse.

Raymond, effondré dans un fauteuil près de la fenêtre d’étambot, piquait un petit somme ; sa femme était assise sur la banquette : l’éventail à la main, elle suivait les préparatifs de Noddall, l’air de s’ennuyer profondément.

Bolitho fit mine de ressortir mais elle le rappela :

— Venez ici, commandant. Je ne vous vois guère ces jours-ci.

Elle tapota la banquette de son éventail :

— Asseyez-vous un moment. Votre précieux navire peut se passer de vous quelques instants, j’imagine.

Bolitho s’assit et s’appuya du coude sur le rebord. Il était heureux de voir sa frégate rendue à la vie, de sentir la poupe s’élever et s’enfoncer régulièrement, d’entendre gargouiller l’écume au sortir de la voûte, autour du gouvernail.

Il se tourna légèrement et la regarda. Elle était à bord depuis longtemps, mais que savait-il d’elle ? À présent, elle le regardait, mi-amusée, mi-interrogative. Elle devait avoir deux ou trois ans de plus que lui, pensa-t-il. Cette femme sans grande beauté dégageait une sorte de rayonnement aristocratique qui attirait immédiatement l’attention sur elle. Des dents fines et régulières, et des cheveux couleur d’automne, librement dénoués sur les épaules. Alors qu’il était difficile, à lui et à ses officiers, de rester présentables et même de trouver une chemise propre après les journées torrides et les tempêtes sévères de l’Atlantique sud, elle avait su toujours conserver une tenue parfaite. C’était le cas à présent : chaque pli de sa robe était disposé avec art, en sorte que c’était lui, et non pas elle, qui semblait n’être pas à sa place sous les fenêtres d’étambot. Elle portait de lourdes boucles d’oreilles dont la vente, songea-t-il, eût permis de payer ses fusiliers marins pendant un an ou davantage.

— Trouvez-vous le spectacle à votre convenance, commandant ? demanda-t-elle en souriant.

— Veuillez me pardonner, Madame, dit Bolitho en sursautant. Je suis fatigué.

— Le galant homme ! s’exclama-t-elle. Dommage que vous ne me regardiez que sous l’effet de la fatigue.

Elle reprit son éventail et ajouta :

— Je vous taquine, commandant. Ne prenez pas cet air contrit.

— Merci, fit-il en souriant.

Un épisode du passé lui revint en mémoire : c’était à New York, trois ans plus tôt, à bord d’un autre navire, son premier commandement ; le monde s’ouvrait à lui. Une femme lui prouva alors que la vie n’était pas facile, qu’elle ne pardonnait rien.

— J’ai eu beaucoup de soucis, reconnut-il. Pendant la plus grande partie de ma carrière, j’ai été rompu à l’action et aux décisions rapides. Une croisière comme la nôtre, sur un océan vide, cela m’est complètement étranger. Parfois, j’ai l’impression d’être un capitaine de navire marchand, et non pas le commandant d’un navire de guerre.

— Je vous crois, dit-elle en le regardant pensivement. J’aurais dû m’en apercevoir plus tôt.

Elle sourit lentement, les yeux cachés sous de longs cils :

— Peut-être alors ne vous aurais-je pas offensé.

— C’est en grande partie de ma faute, reprit Bolitho en secouant la tête. J’ai tant navigué sur des vaisseaux de guerre que je suis habitué à voir mon dévouement partagé. Si le feu se déclare à bord, j’attends de chacun qu’il fasse de son mieux pour l’éteindre. Si quelqu’un défie mon autorité par une action de mutinerie ou pour le compte de l’ennemi, je donnerai ordre de l’abattre, ou je l’abattrai moi-même.

Il tourna vers elle son visage grave :

— Voilà pourquoi j’attendais votre aide pour le secours des blessés, lors du naufrage. Une fois de plus, dit-il en haussant les épaules, je l’attendais. Mais je ne vous l’ai pas demandée.

— Cet aveu, approuva-t-elle, a dû vous surprendre autant que moi, commandant.

Un sourire découvrit ses dents étincelantes :

— Voilà qui a mis les choses au clair, n’est-ce pas ?

— Oui.

Inconsciemment, il toucha son front pour remettre en place sa mèche rebelle, collée à son front par la sueur.

Il vit les yeux de Mme Raymond s’agrandir sous le choc de la surprise : elle venait de découvrir la cicatrice livide :

— Excusez-moi, Madame, dit-il rapidement. Je dois retourner à mon travail et jeter un coup d’œil sur les cartes avant le dîner.

Le regardant se lever, elle reprit :

— L’autorité vous sied à merveille, commandant. Ce n’est pas comme certains. Elle avait jeté un coup d’œil à son mari assoupi.

Bolitho ne savait que répondre.

— Je crains qu’il ne m’appartienne pas d’en débattre, Madame.

Un martèlement de talons résonna au-dessus de leurs têtes et il leva les yeux vers les ombres qui passaient devant l’écoutille ouverte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

L’agacement dans les yeux de Mme Raymond lui échappa.

— Je l’ignore. Un navire peut-être. J’ai donné des ordres pour être informé : je veux pouvoir manœuvrer sans être vu.

Noddall s’immobilisa, la fourchette à la main :

— Je n’ai pas entendu la vigie, commandant.

Il y eut un coup sec frappé à la porte, Herrick apparut dans l’encadrement, hors d’haleine :

— Pardon pour mon irruption, dit-il en regardant la femme, au delà de l’épaule de Bolitho. Il vaudrait mieux que vous veniez, commandant.

Bolitho sortit de la cabine et ferma la porte. Un petit groupe l’attendait à l’entrée du carré des officiers. Tous ces hommes avaient l’air perdu, hébété ; on eût dit des étrangers. Il y avait Bellairs, flanqué de son gigantesque sergent ; Triphook, les lèvres retroussées sur ses dents nues comme s’il essayait de mordre un assaillant invisible. Ratatiné près de lui, se tenait le tonnelier du navire, un petit officier-marinier voûté du nom de Joseph Duff : c’était, après Mudge, l’homme le plus vieux du navire ; il portait des lunettes à monture d’acier qu’il s’appliquait la plupart du temps à cacher à ses camarades de mess.

— Duff, dit doucement Herrick, vient de me signaler que la plus grande partie de notre eau n’est plus potable, commandant.

Il avala péniblement sa salive ; Bolitho, silencieux, le regardait.

— Il était en train de faire son inspection de routine et son rapport au caporal du navire.

Triphook répétait ardemment :

— De toute ma carrière, jamais, jamais vu une chose pareille !

Bolitho adressa un signe au tonnelier :

— Eh bien, Duff, j’attends. Qu’avez-vous donc découvert ?

Duff cligna des yeux derrière ses verres ovales : il avait l’air d’une souris à peau grise.

— Un contrôle de routine, commandant.

Le groupe se resserrait autour de lui ; il se recroquevilla ; Soames était sorti de sa cabine et regardait par-dessus l’épaule de Bellairs.

Duff continuait en chevrotant :

— Tous les tonneaux étaient bons, j’y ai veillé, commandant. C’est la première chose que j’ai regardée. J’ai appris mon travail avec un excellent vieux tonnelier à bord du Gladiator ; la première fois que j’ai fait ce travail, commandant…

— Pour l’amour du ciel, Duff ! s’exclama Herrick sur un ton désespéré. Dites-le au commandant !

— Presque tous les tonneaux sont imbuvables, dit Duff en baissant la tête. Avec ce qu’il y a dedans…

Le sergent Coaker fit un pas en avant, ses bottes grincèrent alors que le navire s’enfonçait dans un creux inattendu. Il tenait un petit paquet, mais sans l’appuyer contre sa tunique, comme s’il s’agissait d’un objet vivant.

— Ouvrez ça.

Le sergent déplia le paquet avec le plus grand soin, son visage semblait sculpté dans la pierre.

Bolitho eut l’impression que le pont basculait à sa rencontre, il sentit un goût de vomi dans son arrière-gorge : c’était une main humaine, contractée comme une serre, comme si on venait de l’amputer.

— Par le nom du Christ ! hoqueta Soames.

Duff continua d’une voix tremblante :

— Dans tous les tonneaux, commandant, sauf les deux derniers à côté de la cloison.

Triphook intervint, lourdement :

— Il a raison, commandant, des morceaux de chair humaine.

Il tremblait violemment, son visage ruisselait de sueur.

— C’est une trahison diabolique !

Il y eut un long cri d’horreur, Bolitho s’avança vers le tonnelier. Mme Raymond suffoquait :

— Je vais être malade.

Il la vit s’appuyer contre la sentinelle, blanche comme de la craie et regardant fixement le groupe devant le carré.

Bolitho donna un ordre sec :

— Débarrassez-vous de ça ! Appelez-moi cette maudite servante, ajouta-t-il à l’adresse de Noddall qui vacillait, qu’elle s’occupe de Madame.

L’ignoble découverte de Duff lui mettait la cervelle en ébullition : qu’est-ce que cela voulait dire ? Que faire ?

— Envoyez-moi le chirurgien.

Bellairs se tamponna les lèvres avec un mouchoir :

— Allez-y, sergent Coaker. Faites chercher M. Whitmarsh. Mais je me demande, dit-il en regardant les autres, ce qu’il pourra faire pour nous.

— Voulez-vous entrer vous asseoir, commandant ? demanda Herrick.

Il s’effaça pour permettre à Bolitho d’entrer dans le carré des officiers.

C’était une petite pièce exiguë. La table était dressée, ce qui détonnait avec les pièces de douze en place devant chaque sabord ouvert. Bolitho s’assit lourdement sur un coffre de marin et jeta les yeux par le sabord le plus proche. Le vent régulier, pas plus que le jeu des vagues, ne lui disait plus rien. Le danger était à bord, à bord de son navire.

— Un peu de vin, commandant ? proposa Herrick.

Quand il se retourna, Bolitho vit que les autres le regardaient. Soames était assis en bout de table, Bellairs et Triphook en face de lui. Pendant quelques secondes fugitives, il songea à ce qu’avait été sa vie de jeune lieutenant à bord d’une frégate. Le carré des officiers était l’endroit où se partageaient non seulement la nourriture et l’existence, mais également les doutes ; en cas de besoin, on y faisait appel aux camarades. À l’arrière, derrière la cloison, le commandant représentait un personnage lointain, de caractère presque divin, hors d’atteinte. Jamais il n’avait imaginé que le commandant eût pu avoir besoin d’autre chose que d’obéissance.

À présent, il se sentait différent. Les pistolets étaient rangés à leur place. Quelques chemises, que le garçon de cabine venait de laver, étaient étendues à sécher. Quelque chose mijotait dans une marmite.

— Merci, répondit-il. Je ne refuserais pas un verre maintenant.

Ils se détendirent légèrement. Soames prit la parole :

— Cela veut dire, commandant, que nous devons retourner en arrière.

Il réfléchit une seconde :

— Ou peut-être nous rapprocher de la côte africaine.

Le pont grinça dans la coursive : Mudge fit irruption dans le carré et jeta son chapeau dans un coin, découvrant ses cheveux gris hirsutes :

— Par tous les diables de l’enfer, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?

Il aperçut Bolitho et bredouilla :

— Veuillez m’excuser, commandant. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici.

Herrick tendit son verre à Bolitho :

— Du vin du Rhin, commandant.

Il ne souriait pas mais ses yeux étaient calmes, presque implorants :

— Encore assez frais, je dirais.

Bolitho but une gorgée avec soulagement :

— Merci.

Il sentait l’amertume du vin descendre dans sa gorge :

— Après ce que je viens de voir…

Il se tourna. Le chirurgien entrait en titubant dans le carré, la chemise déboutonnée, les yeux chassieux.

— On vous a appris la nouvelle, monsieur Whitmarsh ?

Il remarqua les efforts que faisait le chirurgien pour le regarder ; il avait une barbe de plusieurs jours : sans faire parler de lui, il avait rattrapé le temps perdu.

— Eh bien ?

Whitmarsh s’approcha à tâtons d’un canon et s’appuya dessus des deux mains, le nez au sabord, respirant bruyamment, comme un homme en train de se noyer :

— J’ai entendu, commandant, dit-il avec un hoquet. J’ai entendu.

Bolitho le regardait, impassible :

— Tous les tonneaux que nous avons embarqués dans la rade de Spithead contenaient de la bonne eau fraîche ; il semble bien que ces morceaux de chair humaine proviennent de votre infirmerie.

Il attendit, pris de pitié pour le chirurgien ; mais pouvait-il se permettre de perdre du temps ?

— Vous êtes d’accord ?

— Je ne puis le nier.

Whitmarsh s’avança jusqu’à la table et se servit un grand verre.

— Si vous buvez ce vin, monsieur Whitmarsh, intervint sèchement Bolitho, je veillerai à ce que vous n’en ayez plus une seule goutte aussi longtemps que vous serez sous mon commandement.

Il se leva :

— A présent, réfléchissez, Whitmarsh ! Qui a fait cela ?

Whitmarsh considéra le verre qu’il avait à la main ; il oscillait de la tête aux pieds, en dépit des faibles mouvements du navire.

— J’étais très occupé. Les blessés étaient mal en point, commandant. J’étais assisté par mon adjoint et mes mousses.

On voyait son visage se tordre sous l’effort de mémoire qu’il produisait ; la sueur dégoulinait de son menton comme de la pluie.

— C’est Sullivan. Je l’ai chargé de débarrasser les membres amputés et tout ça de mon infirmerie. Il était très efficace.

Il hocha vaguement la tête :

— Cela me revient maintenant. Sullivan.

Il se tourna et regarda fixement Bolitho :

— L’homme que vous avez fait fouetter, commandant.

Herrick l’interrompit brutalement :

— Ne sois pas aussi insolent avec le commandant !

Bolitho trouva soudain en lui d’immenses réserves de calme :

— A votre avis, monsieur Whitmarsh, les tonneaux peuvent-ils encore servir après cela ?

— Certes non ! répondit le chirurgien en continuant à le fixer. Il faut les récurer tout de suite. Leur contenu doit être jeté par-dessus bord. Une gorgée de cette eau, dans laquelle ont trempé des tissus gangrenés, et une fièvre incurable ravagera l’équipage. J’en ai connu des exemples. Il n’y a pas de remède.

Bolitho reposa son verre sur la table avec lenteur ; il se donnait le temps de reprendre le dessus.

— On dirait, monsieur Herrick, que vous n’êtes pas le seul à vouloir revenir en arrière. À présent, assurez-vous de Sullivan et faites-le garder aux fers avant qu’il ne commette d’autres sottises. Je n’en ai pas encore fini avec vous, ajouta-t-il en se tournant vers Whitmarsh.

On entendit claquer des pieds nus : quelqu’un dégringolait l’échelle de dunette. Herrick réapparut dans l’embrasure de la porte :

— Commandant ! Cet imbécile de Sullivan est monté sur la basse vergue d’artimon ! Il est fou furieux ! Personne ne peut l’approcher !

Bolitho entendit alors des cris et un bruit de course sur le pont au-dessus de sa tête.

— J’y vais, dit-il.

Il trouva les coursives encombrées de matelots et de fusiliers marins ; don Puigserver et son lieutenant avaient rejoint Davy près de la rambarde de dunette : un second maître montait dans les enfléchures d’artimon, essayant d’atteindre Sullivan.

Le matelot était assis sur la vergue, totalement indifférent à la vaste voile qui faisait ventre derrière lui, ainsi qu’au soleil qui le perçait de part en part. Complètement nu, il ne portait que sa ceinture où était glissé le poignard à large lame qui lui avait valu le fouet.

— Je ne savais que faire, commandant, dit anxieusement Davy. À l’évidence, cet homme n’a plus toute sa tête, pour ne pas dire plus.

On entendit beugler le second maître :

— Maintenant, descends sur le pont, ou par le Christ vivant, c’est moi qui te fais basculer !

Sullivan rejeta sa tête en arrière et partit d’un éclat de rire qui sembla une cascade odieuse et stridente.

— Allons, allons donc, monsieur Roskilly ! Qu’est-ce que tu veux ? Lever sur moi ta petite garcette ?

Il eut un nouveau rire puis saisit son couteau :

— Approche, mon pote ! Je t’attends, saleté de lèche-bottes !

— Descendez, Roskilly ! ordonna Bolitho. Vous allez vous faire tuer pour rien !

Sullivan tendit le cou sous la vergue vibrante :

— Eh bien, mes amis, qui voilà ? Rien de moins que notre brave commandant !

Le rire s’empara de lui :

— Et le voilà tout perdu parce que ce pauvre vieux Tom Sullivan lui a gâté son eau !

Quelques-uns des matelots avaient souri au spectacle qui se déroulait sur la dunette ; mais en entendant parler de l’eau, ils reprirent leur sérieux.

Bolitho regarda tous ces visages levés et sentit l’inquiétude se répandre comme un feu de broussailles.

Il marcha vers l’arrière, le martèlement de ses chaussures résonnait dans le silence. Il s’arrêta sous la vergue et leva la tête :

— Descends, Sullivan.

Il se tenait en plein soleil ; la voile au-dessus de lui ne le couvrait pas de son ombre. Il sentait la sueur ruisseler le long de sa poitrine et de ses cuisses, autant que la haine de l’homme juché dans le gréement.

— Tu as fait assez de mal pour aujourd’hui.

— Vous avez entendu, les gars ? gloussa Sullivan. J’ai fait assez de mal !

Il se tordit sur la vergue et le soleil éclaira les cicatrices qui zébraient son dos, pâles sur sa peau bronzée :

— C’est à moi que tu as fait assez de mal, Bolitho le sanguinaire !

— Sergent Coaker, lança Herrick, appelez un de vos tireurs d’élite ! Cet homme, là-haut, est un vrai danger.

— Pas question, coupa Bolitho en gardant les yeux sur la vergue d’artimon. Cet homme a perdu la raison. Pas question de l’abattre comme un chien enragé.

Il était conscient du fait que Puigserver le regardait lui, et non pas l’homme sur la vergue, et qu’Allday se tenait à deux pas, un sabre d’abordage à la main. Mais tous n’étaient que des spectateurs, la partie se jouait entre Sullivan et lui :

— Sullivan, lança-t-il, je te demande de descendre.

Il se souvint du visage de la femme dans la cabine : il n’avait pas demandé…

— Va au diable, commandant ! vociféra Sullivan en tordant son corps nu sur la vergue comme s’il était au supplice. Vas-y avec moi, et tout de suite !

Bolitho eut à peine le temps de voir le geste de la main, il n’aperçut que l’éclair d’une lame nue au soleil ; puis il sursauta. Le poignard avait coupé sa manche et s’était fiché dans le pont, près de sa chaussure droite. Le choc fut si violent que la lame s’enfonça de trois centimètres dans le bordé de chêne. Sullivan resta cloué sur place, un long filet de bave flottant au vent tandis qu’il regardait Bolitho au pied du mât.

Bolitho resta immobile. Le sang coulait sur son coude, son avant-bras, et gouttait sur le pont. Il ne quitta pas Sullivan des yeux, sa concentration l’aidait à surmonter la douleur fulgurante causée par la lame.

Sullivan se leva souplement et se hâta vers la fusée de vergue. Chacun commença à hurler des imprécations ; Bolitho sentit que Herrick lui agrippait le bras ; quelqu’un d’autre enroula un tissu autour de sa blessure, ce qui atténua la douleur.

Whitmarsh apparut sous les bastingages et se mit à son tour à invectiver l’homme dont la silhouette se découpait sur le ciel clair.

Sullivan s’était retourné, parlant pour la première fois d’une voix normale :

— Toi aussi, docteur, que Dieu te damne dans Son enfer !

Puis il sauta vers le large. Son corps souleva une lourde gerbe en frappant la surface de la mer.

Il flotta un moment derrière la voûte, et quand la grande ombre de la brigantine passa sur lui, on le vit frapper dans ses mains au-dessus de sa tête. Puis il disparut.

— Nous n’aurions jamais pu le repêcher, commenta Herrick. En essayant de mettre en panne avec toute cette toile, on aurait démâté.

Bolitho ne savait pas à qui s’adressait Herrick, peut-être à lui-même.

Il marcha vers la descente, tenant d’une main sa manche déchirée et sanglante. Il vit le second maître Roskilly arracher le poignard du pont : c’était un homme robuste, cependant il dut s’y reprendre à deux fois.

Puigserver descendit sur les pas de Bolitho, puis se planta devant lui :

— Vous avez agi comme un brave, capitan, soupira-t-il. Mais il aurait pu vous tuer.

Bolitho approuva de la tête. Il souffrait de plus en plus :

— Des épreuves nous attendent, señor. Il nous faut faire aiguade, et vite, dit-il en serrant les dents. Mais je ne reviendrai pas en arrière.

Puigserver le regarda avec tristesse :

— Vous avez accompli une action d’éclat, qui aurait pu mettre fin à votre vie ; et tout cela pour un fou !

Bolitho commença à marcher vers sa cabine :

— Peut-être étions-nous fous tous les deux.

Herrick se hâta de le suivre ; quand ils entrèrent dans la cabine, Bolitho vit qu’on avait placé un fauteuil immédiatement en dessous de l’écoutille : Raymond avait dû s’en servir comme d’un escabeau pour assister au drame qui se déroulait sur la dunette.

Mme Raymond se tenait à l’arrière, près des fenêtres. Elle semblait fort pâle, mais elle s’avança en disant :

— Votre bras, commandant. Des bandages ! cria-t-elle à sa servante.

Bolitho s’aperçut que Herrick était dans la cabine :

— Alors ?

Herrick le regardait avec inquiétude :

— Ce que vous avez fait…

— Aurait pu me tuer, je sais, l’interrompit Bolitho avec un sourire contraint. On me l’a déjà dit.

Herrick soupira :

— Et je crois que vous le saviez, commandant.

— Et maintenant ?

Il le regardait sans ciller.

— Thomas ?

Herrick eut un sourire :

— Je sais simplement que vous ne cessez jamais de me surprendre, moi et les autres.

Il fit un geste en direction du pont :

— Il y a un matelot qui ne cessait de jurer et de se plaindre depuis un mois : on vient de l’entendre maudire l’âme de Sullivan pour avoir menacé la vie de son commandant.

Le sourire disparut :

— Mais j’aurais préféré vous voir utiliser d’autres méthodes pour refaire l’unité de l’équipage autour de vous, commandant.

Bolitho tendit son bras à la servante qui posait une cuvette sur le bureau.

— Si vous connaissez d’autres méthodes pour entretenir le moral des matelots, Thomas, je vous saurai gré de me les indiquer. En attendant, rassemblez les hommes et faites larguer les cacatois. Je vais faire force de voiles.

Herrick se dirigeait déjà vers la porte. Bolitho l’arrêta.

— Et faites transmettre : un demi-litre d’eau par jour, dit-il en jetant un coup d’œil circulaire dans la cabine. Même chose pour les officiers et les passagers.

Herrick hésitait :

— Dois-je appeler le chirurgien ?

Bolitho regarda la servante qui nettoyait la profonde coupure de son bras ; elle soutint son regard avec effronterie.

— On dirait que je suis en bonnes mains, répondit-il. Je penserai à M. Whitmarsh quand j’aurai plus de temps. Et en ce moment, ajouta-t-il sombrement, le temps est ce dont j’ai le plus besoin.

 

Bolitho attendait près des fenêtres d’étambot grandes ouvertes, observant le reflet de la lune dans la mer : un reflet particulièrement haché. Il savait que cela était dû à un courant sous-marin qui explorait les profondeurs de l’océan, bien au large de la côte africaine. Il entendait les autres bouger derrière lui dans la cabine : ils ne trouvaient nulle place où s’asseoir. Noddall vaquait à ses occupations, on entendait tinter les verres à pied et les bouteilles de vin. En dépit de la fraîcheur relative de l’air, comparée à la température torride des heures de soleil, il se sentait raide et comme vidé ; autour de lui, la charpente grinçait et grognait ; les membrures étaient tellement sèches ! C’était merveille que le navire ne prît pas l’eau comme une vieille barrique.

Une semaine avait passé depuis que Sullivan s’était élancé pour son saut mortel ; sept longues journées au cours desquelles le navire s’approcha de la côte à plusieurs reprises, avant de tirer au large derechef car on avait aperçu une voile, ou une embarcation indigène dont on n’arrivait pas à expliquer la présence.

À présent, il était impossible de retarder encore. Il avait reçu dans l’après-midi la visite de Whitmarsh, qui était si tourmenté par ses propres soucis que l’entretien avait été délicat. Whitmarsh s’était montré catégorique : il ne pourrait plus se considérer comme responsable si Bolitho persistait à rester à l’écart de la côte. Les deux derniers tonneaux d’eau étaient pratiquement vides ; il ne restait plus au fond qu’une lie épaisse. Des matelots de plus en plus nombreux gisaient, malades, dans le faux-pont ; ceux qui étaient encore en état de donner la main à la manœuvre devaient être surveillés instant par instant. L’atmosphère était électrique et les officiers mariniers faisaient leur quart en surveillant leurs arrières, de peur d’être frappés d’un coup de couteau dans un moment de folie.

— Tout est prêt, commandant, signala Herrick.

Comme les autres, on le sentait tendu et vigilant.

Bolitho se retourna et regarda ses officiers. Tous étaient présents, à l’exception de Soames qui était de quart. Même les trois aspirants étaient là. Il les regarda gravement. Cela pourra leur servir d’enseignement, songea-t-il :

— J’ai l’intention d’atterrir à nouveau demain.

Il vit don Puigserver près de la cloison, en compagnie de son lieutenant. Raymond, à quelques pas de lui, se frottait le visage avec des mouvements brusques, agités.

— Voilà qui semble parfaitement raisonnable, commandant.

Le commentaire venait de Davy qui ajouta, ayant bu une gorgée de vin :

— Si nous donnons à nos hommes plus de rhum à boire au fur et à mesure que nous réduisons leur ration d’eau, ils seront trop ivres pour faire quoi que ce soit ! Et alors, ajouta-t-il avec un sourire forcé, on va bien s’amuser !

Bolitho se tourna vers Mudge, assis dans le plus grand fauteuil, toujours couvert de son épais manteau et regardant en l’air, par l’écoutille ouverte, un papillon de nuit danser dans le rayon du fanal. Il surprit l’expression de Bolitho et soupira :

— Je ne suis venu qu’une fois dans ces parages, commandant. Quand j’étais bosco à bord du Windsor, de la Compagnie des Indes orientales. Nous avons eu le même problème : pas d’eau, des calmes pendant des semaines de rang, et la moitié de nos gens qui devenaient fous à cause de la soif.

— Mais, demanda Bolitho, il y a bien de l’eau à cet endroit ?

Mudge rapprocha son fauteuil du bureau par petits sauts grinçants ; puis il frappa du pouce la carte ouverte :

— Nous sommes maintenant dans le canal de Mozambique, comme nous le savons tous. À l’exception de quelques ignorants obstinés ! ajouta-t-il en regardant l’aspirant Armitage.

Il continua sur un ton plus calme :

— La côte africaine est plutôt sauvage dans ce coin, et assez mal connue. Des bateaux font escale, bien sûr.

Les yeux brillants, il leva la tête vers Bolitho :

— Pour faire de l’eau, du commerce, et du bois d’ébène de temps en temps.

L’aspirant Keen se penchait au-dessus de son épaule ; de tous les présents, il était le seul dont le visage ne présentât pas de signe de tension particulière :

— Du bois d’ébène, commandant ?

— Des esclaves, coupa brutalement Herrick.

Mudge se renversa confortablement en arrière :

— Par conséquent, nous devons être prudents. Descendre à terre en force, faire de l’eau, si j’arrive à me rappeler où elle se trouve exactement, et reprendre la mer tout de suite.

— Mes fusiliers marins, lança Bellairs, vont faire merveille, merci !

Mudge le toisa dédaigneusement :

— Allons, capitaine Bellairs ! Avec leurs jolis habits, leurs tambours et leurs fifres, j’imagine la menace qu’ils représentent…

Son ton se durcit :

— Ils les mangeront au petit déjeuner, avant qu’ils n’aient eu le temps de cirer leurs jolies bottes.

— Vous croyez ? répondit Bellairs, choqué.

Bolitho approuva :

— Fort bien ! Le vent est avec nous, nous devrions donc pouvoir jeter l’ancre demain à midi.

— Oui, convint Mudge. Mais pas trop près de la côte, commandant. Il y a un joli récif tout autour de la pointe. Cela veut dire qu’il faudra mettre à l’eau toutes les embarcations et faire une bonne traite aux avirons.

— Oui, dit Bolitho en regardant Davy. Voyez avec le canonnier comment armer chaque embarcation : une couleuvrine sur la chaloupe et le cotre, et des mousquetons sur les autres.

Il eut un coup d’œil circulaire ; tous les visages étaient attentifs :

— Il me faut un officier sur chaque embarcation ; certains de nos garçons ont besoin d’être surveillés, ne fût-ce que pour leur sécurité.

Il observa une pause, afin de laisser ses paroles bien pénétrer les esprits.

— Souvenez-vous bien, reprit-il. Certains d’entre eux n’ont aucune expérience de ce genre de travail ; ils sont avec nous depuis plus de deux mois, et on pourrait les considérer comme des anciens combattants. Mais ce n’est pas le cas. Encadrez-les donc en conséquence. Dirigez-les, ne vous contentez pas de laisser ce travail à vos subalternes moins qualifiés.

Il vit les aspirants échanger des regards, comme des garçons sur le point de prendre part à une joyeuse équipée : Keen, dont les yeux brillaient d’excitation ; le petit Penn, évidemment enchanté de faire partie du débarquement, et ce pauvre Armitage, dont le front avait brûlé au soleil quand il avait pris son quart sans chapeau. Ils étaient moins expérimentés que la plupart des matelots.

Bolitho regarda la carte : sans la funeste intervention de Sullivan, il aurait pu faire le voyage de Madras d’une traite, en se contentant de rationner. Herrick avait essayé de le consoler en invoquant la malchance. Puigserver avait déclaré qu’il pouvait compter sur lui, quelles que fussent les décisions qu’il prendrait pour le bien du navire. Mais la responsabilité lui en incombait intégralement, et personne n’y pouvait rien.

Certains de ceux qui étaient présents dans la cabine avaient mis le chirurgien en quarantaine. C’était peut-être la seule raison pour laquelle Bolitho n’avait pas cru devoir revenir sur la décision de Whitmarsh de prendre avec lui Sullivan, lui donnant la possibilité, aussi fou que fût ce geste, de gâter la réserve d’eau. Il n’avait de contact avec le chirurgien que pour connaître l’état de santé des malades, mais chaque fois la tenue de Whitmarsh le scandalisait. Bolitho, on le sentait, bouillonnait intérieurement. Mais il ne pouvait faire état de ses difficultés ; il ne le souhaitait d’ailleurs pas.

Il entendit une voix de femme et vit les autres lever la tête : on marchait sur la dunette. C’était la promenade habituelle de Mme Raymond et de sa servante sous les étoiles. Il espéra que Soames veillerait à ne pas les laisser quitter la dunette : comment répondrait-il de leur sécurité si elles s’approchaient de certains de ses matelots, dont il comprenait d’ailleurs fort bien les sentiments ?

Pour ceux qui s’étaient portés volontaires, la vie à bord ne ressemblait guère aux descriptions enchanteresses des affiches de recrutement ; quant aux anciens détenus des pontons pénitentiaires, ils devaient s’imaginer être tombés de Charybde en Scylla. Même ceux qui avaient embarqué pour fuir les conséquences de crimes commis à terre pouvaient éprouver des doutes et du ressentiment. Le souvenir de leurs délits, la crainte d’être arrêtés et jugés s’estompaient peu à peu. Mais il leur fallait supporter la chaleur et la soif, et le poids quotidien de la discipline.

Bolitho vit Raymond se mordre les lèvres, tandis qu’il suivait des yeux les pas sur la dunette, comme s’il avait pu voir à travers les bordés de pont. La moindre des conséquences de cette promiscuité était qu’il s’éloignait chaque jour un peu plus de sa femme. De bien étranges relations que les leurs.

Bolitho évoqua un souvenir récent : il était assis dans sa petite cabine improvisée, dans la chambre à cartes ; Allday changeait le bandage de son bras. Elle était entrée sans frapper, Allday non plus ne l’avait pas entendue approcher. Debout devant le hublot ouvert, très détendue, elle avait regardé Bolitho sans mot dire. Il était torse nu. Comme il tendait le bras vers une chemise propre, elle avait observé doucement :

— Je vois, commandant, que vous avez une autre cicatrice.

D’un geste vif, Bolitho s’était touché le flanc en se rappelant la présence d’une marque déchiquetée, souvenir d’une balle de pistolet qui lui avait frôlé les côtes. Il avait eu de la scène une perception aiguë, et pouvait encore l’évoquer à présent : le pont du navire pirate à la gîte, le lieutenant américain accourant à sa rencontre, pointant son arme, la détonation du tir, la douleur fulgurante. Et l’oubli.

Allday était intervenu grossièrement :

— Le commandant s’habille ! Les usages à terre sont différents de ce qu’ils sont à bord, dirait-on !

Mais elle n’avait pas bougé, continuant à regarder Bolitho, les lèvres entrouvertes. Pourtant, comment aurait-elle pu comprendre ce qu’étaient ses pensées ? La balle avait été tirée par un de ses camarades officiers, un traître, un renégat dont la tête était mise à prix : il était à présent mort et oublié de tous. Sauf de moi, songea-t-il.

Il secoua la tête pour sortir de ses réflexions. Plus rien maintenant ne comptait que son travail : l’eau, tous ceux qu’il devait conduire à Madras et puis, au delà, un autre défi. Mais celui-là pouvait attendre.

— C’est tout, Messieurs, dit-il.

S’apercevant qu’il avait parlé plus sèchement qu’il ne le souhaitait, il ajouta :

— Nous avons un bon bateau, un des outils les plus modernes et les plus efficaces créés de main d’homme. Nous pouvons compter sur nous-mêmes face à n’importe quel navire, sauf s’il s’agit d’un vaisseau de ligne.

Il marqua une pause ; Herrick lui souriait, effaçant ce qui les séparait : lui aussi se souvenait.

— A l’exception de rares occasions, que je ne saurais encourager ! poursuivit Bolitho. Mais, sans eau, nous sommes des vieillards cacochymes, car alors nous n’avons plus les moyens ni la volonté d’affronter un nouveau jour. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Soyez vigilants. Pour le moment, c’est tout ce que je vous demande.

Tous les officiers sortirent de la cabine à la queue leu leu, le laissant seul en compagnie de Puigserver et de Raymond. Raymond regarda l’Espagnol avec espoir mais, comme celui-ci ne faisait pas mine de quitter la pièce pour sa promenade habituelle sur la dunette, il s’en alla.

Bolitho s’assit et regarda le clair de lune se refléter dans le sillage écumant de l’Undine.

— Qu’est-ce qu’il a, señor ?

C’était curieux comme il était facile de deviser avec lui.

À peine un an plus tôt, c’était un ennemi. Bolitho aurait pu le tuer au cours d’une bataille, sauf s’il avait demandé quartier. Il sourit par-devers lui. Le contraire eût été possible. Puigserver était un homme puissant, sans l’ombre d’un doute, qui ne s’ouvrait guère de ses états d’âme. Mais il inspirait confiance à Bolitho. L’équipage, dans son ensemble, l’avait également adopté. Allday par exemple, qui avait depuis longtemps renoncé à prononcer correctement son nom, l’appelait Mister Pigsliver[3].

Mais cette façon de le nommer n’était pas dénuée d’affection.

Puigserver regardait Bolitho avec un amusement silencieux :

— Mon cher capitan, il est comme un chien de garde. Il a peur pour sa femme : peur de ce qu’elle pourrait faire, et non pas de ce que les autres pourraient lui faire !

Il gloussa ; le son semblait sortir de son ventre.

— Elle commence à aimer ce petit jeu, je pense, dit le commandant. Elle dit que chaque homme à bord la voit d’un œil différent. Elle est fière, c’est une tigresse au milieu de nous.

— On dirait, señor, que vous en avez appris pas mal sur elle.

Le sourire de l’Espagnol s’élargit :

— Vous en savez long sur les bateaux, capitan. Sur les femmes, en revanche, je crois que vous avez beaucoup à apprendre, pas vrai ?

Bolitho faillit protester, puis il se ravisa. Il y avait trop de souvenirs douloureux en lui. Inutile de nier.

 

Capitaine de sa Majesté
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